GrandMas project

Mamilotte's Crème Anglaise

by Simon Dawlat
France


“Pas beaucoup de photos de ma grand-mère, qui est partie avant les smartphones. Notons qu’en comparaison on a peu de photos de cette époque. Ma grand-mère faisait une crème anglaise, la Crème de Mamilotte. N’y pensez pas c’est déposé. Mamilotte : le diminutif de Marie-Claude, et la contraction d’on-ne-sait-plus-trop-quoi. Pour faire sa crème, si je me rappelle bien, il faut d’abord blanchir les jaunes. A la main. Pas au mixeur. Car c’est tricher. Pédagogie d’après-guerre. Un grand bol. Cuillère en bois. Trois jaunes. Du sucre. Mouliner comme un dingue jusqu’à l’apparition des crampes. Une fine mousse qui monte et c’est bon : les jaunes sont blancs. Puis ça s’enchaine assez vite : crème fouettée, lait écrémé, farine de sarrasin, gousse de vanille fendue, réduire à feu doux et hop au frigo. Dosage variable selon l’humeur mais la nécessité d’une cuisson parfaite, sinon apparition de grumeaux qui peuvent gâcher la fête. Par contre, attention ! Quand la crème est réussie … L’égoïsme éclate au grand jour. Les cuillerées s’alourdissent. Les doigts raclent et on joue des coudes pour se resservir. C’est la guerre. Et comme dans la famille je suis pas le mieux armé, pendant l’heure de la sieste, je traverse silencieusement le jardin, Mamilotte somnole au soleil, un vieux magazine sur les genoux. Frigo, rang du haut. L’immense bol. Sans bruit, je pille. Et ça fait des grands chloups. Plus tard, c’est l’heure du diner. On mange, on boit, on rit. Ah, qu’est-ce qu’on rit. Mais ça y est. Le dessert arrive. Là on ne rit plus. Bol à moitié vide. Je fais l’étonné. On me regarde. Comment ça c’est moi ? Voyons les gars… Et puis un hiver… Je sais pas trop pourquoi, soudainement, même pas pour préparer sa crème, Mamilotte se met à blanchir les jaunes n’importe comment, tout le temps, le jour, la nuit, partout, dans l’évier, sous la table, avec les bras, avec les pieds, ça fait du bruit, ça fait des dégâts, ça dure des mois, des années, c’est de plus en plus dur, c’est de plus en plus fort, et puis… et puis un matin, ça s’arrête. Le bol est vide, la crème a disparue. Et je n’ai pas noté la recette.” – Simon